Jules Ferry assassiné par les siens

Nous pensions entrer dans un débat digne dune démocratie respectueuse de sentiment général des citoyens, en un domaine qui ne concernait apparemment ni la politique ni largent. Il nen fut rien. Autour dune « réforme » forcée de lorthographe, ensuite qualifiée de « rectifications », puis de recommandations, cest une véritable et détestable guerre idéologique que crut devoir déclencher, bien mal à propos, le gouvernement de Michel Rocard. Ne revenons pas sur maintes péripéties que connaissent nos adhérents et lecteurs, qui auront été le fer de lance dun mouvement général de protestation et de refus : ils peuvent avoir le sentiment, après que le gouvernement se fut, en fin de compte, rangé à lultime avis de lAcadémie française prescrivant que « lactuelle orthographe reste dusage », davoir définitivement arrêté les conséquences de cet abus de pouvoir.

Nous tenons donc, aujourdhui, puisquils nous ont fait confiance, à les informer et à les prévenir. Car, si le gouvernement a changé, si certains des acteurs les plus déterminés de cette opération ont quitté les affaires, si le président de la République [François Mitterand] a bien fait connaître, et de manière moqueuse, son sentiment, il nen reste pas moins que les deux groupes de pression – très minoritaires mais très efficaces – qui sétaient le plus engagés dans cette affaire nont certainement pas, daprès nos renseignements, dit leur dernier mot. Ils ont simplement changé de discours et de tactique. Cest ainsi quà notre connaissance le « groupe de travail » quavait fâcheusement accepté de présider le secrétaire perpétuel de lAcadémie sapprête tout bonnement à reprendre ses travaux.

Cest dans le cadre créé par le Conseil supérieur de la langue française quopère le premier de ces groupes de pression. Il sagit dun cénacle confidentiel de « spécialistes » qui se qualifient eux-mêmes de « linguistes » et qui sétaient manifestés en publiant dans le Monde du 7 février 1989 un texte intitulé Moderniser lécriture du français. Nous ne reprendrons pas la critique de ce texte, qui nétait lui-même quun compromis entre des opinions diverses et parfois assez divergentes. Mais notons deux choses. Dune part, que lorthographe est une discipline qui ne relève en rien de la linguistique et quun linguiste na pas de compétence particulière dans ce domaine. Dautre part, que les principaux des distingués signataires de ce texte vont se trouver, quelques mois plus tard, à tous les postes clefs des organismes que Michel Rocard va créer à leur intention. Cela devait sappeler dans le temps du « centralisme démocratique ».

Du second de ces groupes de pression on sest peut-être insuffisamment préoccupé. Il sagit du Syndicat national des instituteurs, engagé bien malgré lui dans cette affaire par une fraction très politisée de ses dirigeants. Eux, au moins, ne cachaient pas leur jeu. Là où nos « linguistes » vendaient aux feuilles leur louable intention de rendre notre belle langue simplement un peu plus « rationnelle », nos militants de base ne cachaient nullement leur dessein den finir avec le caractère odieusement normatif de la grammaire et de lorthographe, sans se préoccuper de savoir si lanarchie née de leur rêve soixante-huitard attardé permettrait encore aux gens de se comprendre et de communiquer entre eux.

Cette revendication faite aux nom des instituteurs a cependant pu impressionner : Jules Ferry assassiné par les siens, l« élitisme » en quelque sorte dénoncé par ceux dont çavait été lhonneur et le devoir de le mettre à portée de tous, il y avait en effet de quoi impressionner un Premier ministre attaché à ses combat de jeunesse. Mais si tout cela navait, en fin de compte, été quune fausse rumeur ? Cette fausse rumeur a été révélée par lun des auteurs des rectifications, le professeur Charles Muller, lors dune conférence tenue devant le Club de la Grammaire de Genève, le 21 février dernier.

Démontons son mécanisme. En mars 1989, lA.F.P. puis la revue Lire rendent public un sondage qui indiquerait que 90 % des instituteurs sont acquis à lidée dune réforme de lorthographe française. Les journalistes, aujourdhui, on le sait, sont pressés, ils vont au sensationnel et ne vérifient guère leurs informations. Nauraient-ils pas dabord dû se demander doù sortaient ces chiffres ? Nous allons le leur dire. Le Syndicat national des instituteurs a 180 000 adhérents sur quelque 800 000 enseignants su premier degré. Il édite une revue qui sintitule lÉcole libératrice et qui, elle, est diffusée à 240 000 exemplaires.

Dans son numéro du 20 février 1988, lÉcole libératrice publie, dans un dossier pédagogique intitulé lOrthographe : à simplifier ?, un questionnaire dont la première question est : « Faut-il simplifier notre orthographe ? » Le numéro du 26 novembre suivant publie les résultats du « sondage » : 90 % des personnes qui ont répondu au questionnaire ont effectivement répondu oui, mais que représentent-elles ? 0,5 % des lecteurs de la revue, puisque seulement 1150 dentre eux ont répondu au questionnaire. On naura pas la cruauté de rapporter ce chiffre à lensemble de cette partie du corps enseignant. Mais voilà comment on fabrique, ou plutôt on usurpe une opinion publique, à contresens du sentiment général dun pays.

Comme rien de tout cela nest bien évidemment innocent, je demande à tous ceux qui nous ont apporté leur soutien de continuer à nous donner les moyens de continuer notre action. Bien des attitudes demeurent fluctuantes. Certes, les dictionnaires nont, pour la plupart, pas intégré les « recommandations » ; mais, par exemple, le fascicule annexe édité par le Petit Robert ne laisse pas dêtre ambigu : Mme Josette Rey-Debove y massacre dans sa préface les « modifications » à lélaboration desquelles elle a elle-même participé, mais on relève ensuite beaucoup plus de (+) que de (-) dans les appréciations dont elle honore les 2383 mots retenus (nombre loin, par parenthèse, des 500 modestes « rectifications » dont le professeur André Goosse se plaint quelles soient si restreintes). Lors de ses Journées pédagogiques tenues à Sèvres en juin dernier, la Fédération internationale des professeurs de français na pas craint, pour sa part, alors que tout le monde considérait laffaire comme enterrée, de mettre à son programme lexamen de la prétendue « réforme », au risque de déstabiliser ainsi lenseignement du français dans le monde entier.

La vigilance simpose. Cette mauvaise action menée contre la langue française na été quun aspect du malaise général où nous sommes. Quand on ne sait plus qui lon est, en effet, comment nêtre pas tenté de changer de langue, comme on voudrait changer dâme ? Car cest de cela quen fin de compte il sagit. Personne ne soppose sérieusement à lévolution naturelle de la langue française. Jai dit et redit que 15 % des recommandations étaient à nos yeux recevables… et inutiles, puisquelles figurent déjà dans tous les dictionnaires au titre de tolérances et de variantes. Mais tout le reste relevait du coup de force : sagissait-il pour lÉtat de faire oublier, en déplaçant le débat et en lenvenimant, tout ce que par ailleurs il ne fait pas pour assurer la diffusion normale de notre langue, et par exemple pour rétablir sa compétence dans les domaines scientifiques et techniques, sa présence dans les grandes organisations internationales, sa survie dans une francophonie qui se meurt avant dêtre née, et qui se complait trop souvent dans un folklore dérisoire ?

En restant présents, vous nous aiderez à chasser ce soupçon.

Philippe de Saint Robert