Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique moderne, mettait en garde de façon liminaire, dans son célèbre Cours, sur la difficulté de définition de l’objet de son étude, ajoutant même : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet… »
Difficulté qui tient à de nombreuses causes, et en particulier à ceci que nous sommes obligés d’utiliser l’instrument même dans sa propre définition, ainsi que dans l’analyse que nous en faisons.
Il se révèle cependant possible de progresser dans sa connaissance, à condition de se donner les outils de la rigueur, et d’abord la vision claire des distinctions indispensables de prime abord.
C’est ainsi que l’on distingue la langue de la parole ; il y a donc une linguistique de la langue et une linguistique de la parole. Ici, Saussure explicite sa pensée par sa célèbre comparaison avec le jeu d’échecs : « Là, il est relativement facile de distinguer ce qui est externe de ce qui est interne : le fait qu’il a passé de Perse en Europe est d’ordre externe ; interne, au contraire, tout ce qui concerne le système et les règles. Si je remplace des pièces de bois par des pièces d’ivoire, le changement est indifférent pour le système : mais si je diminue ou augmente le nombre des pièces, ce changement-là atteint profondément la ‘‘grammaire’’ du jeu. »
Il donne ici le premier énoncé de ce qui deviendra le structuralisme.
Il existe plusieurs définitions de la grammaire. Donnons-en simplement deux :
1) L’ensemble des règles qui permettent, à partir d’un nombre limité d’éléments, d’engendrer un nombre infini de phrases.
2) L’ensemble des paradigmes à cardinal fini. Soit la phrase : « Je traverse le jardin ». Cette succession se fait selon l’axe syntagmatique, tandis que les substitutions possibles se font selon l’axe paradigmatique. À l’emplacement de « je », nous pouvons écrire « tu », « il », « nous », « vous » ou « ils ». Il s’agit là d’un paradigme à cardinal fini, tandis qu’à l’emplacement de « traverse », nous pouvons substituer « bêche », « arrose », « désherbe », « vends », etc. : ce paradigme, de cardinal indéfini et extensible, est celui du vocabulaire, par opposition à la grammaire.
On voit tout de suite, quelle que soit la définition adoptée, que la grammaire est bien le cœur de la langue ; tandis que le domaine du vocabulaire, sujet à évolution plus rapide, peut varier par addition de mots nouveaux, d’emprunts, ou s’appauvrir par disparition d’éléments perçus comme désuets.
Les éléments de base sont donc les monèmes (certains linguistes disent morphèmes), ce terme n’étant pas strictement équivalent à celui de « mot » (le mot, à proprement parler, n’ayant pas de définition univoque en linguistique). Ainsi, « travaillons » peut être décrit comme constitué de deux monèmes, l’un de vocabulaire (travaill- ), l’autre de morphologie ( -ons)… pour ne pas parler des questions de conventions typographiques…
Quelques exemples suffiront à montrer qu’il faut être prudent dans l’usage du mot… « mot » : « Kalicarbonatlösung » (1 mot allemand), « potassium carbonate solution » (3 mots anglais) et « solution de carbonate de potassium » (5 mots français) représentent la même substance…
« Bodenseedampfschiffahrtsgesellschaftskapitän » est, en allemand, le capitaine de la compagnie de navigation à vapeur du lac de Constance…
En turc, oda (qui nous a donné… odalisque) désigne la chambre, odam signifie « ma chambre », odamda « dans ma chambre », et odamdayım « je suis dans ma chambre »…
Répétons que les emprunts, très généralement, concernent le vocabulaire, d’ailleurs plus ou moins bien transposé. D’où le danger, en français, d’un terme comme e-mail, qui inverse l’ordre syntaxique normal du français. Car ensuite, s’il faut intégrer e-book, e-learning, on interdira d’une part au français de créer les termes correspondants par dérivation productive de racines propres à la langue, et d’autre part les locuteurs ou élèves ne sauront plus si l’ordre normal est « livre électronique » ou « électronique livre ». Il est vrai qu’à regarder les enseignes de magasins…
Et un tout petit nombre de prescripteurs prétend, aujourd’hui, imposer « Europa League » à la place de « Coupe d’Europe » !
À propos d’emprunts, il est aujourd’hui superflu d’insister sur le fait que le psittacisme angloïde que l’on veut imposer au français ne présente en aucune façon le caractère d’une ouverture, celle-ci se traduisant plutôt par une curiosité tous azimuts que par une servilité à sens unique.
Chaque monème, à son tour, est constitué d’une suite finie de phonèmes, c’est-à-dire d’éléments phoniques signifiants, ou plutôt déterminant une différence de sens. On a ainsi, en écriture phonologique, /pyɛʁ/ (pierre), qui se distingue de /byɛʁ/ (bière).
On a donc bien, quelle que soit la langue, une première articulation en monèmes, et une seconde articulation en phonèmes.
Et les éléments signifiants minimum, les monèmes, unissant un signifiant et un signifié, s’assemblent eux-mêmes en énoncés, en phrases, dont le sens dépasse celui des éléments isolés.
L’analyse d’une langue se décompose en phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique.
À noter que le choix, l’ordre et la nature phonique des divers éléments varient d’une langue à l’autre, sans avoir la moindre relation fixe et nécessaire avec le référent (l’objet concret). C’est ce que Saussure appelle l’arbitraire du signe. Ainsi il n’y a aucune raison pour que le concept de cheval se traduise par /ʃɘval/ plutôt que par /pfɛʁt/, /ho :s/ ou /kaballo/…
Mais aussi : telle langue peut, dans le concept de cheval, inclure le poney, le zèbre, etc., et telle autre langue, non…
À noter également que la répartition en parties du discours varie d’une langue à l’autre : ainsi, le latin ne comporte pas d’article ; les éléments que nous avons l’habitude d’attacher au verbe (temps, aspect) peuvent très bien, ailleurs, caractériser ce que nous appellerions un substantif : en inuktitut (esquimau), on distingue igloo-ku et igloo-ru (distinction inaccompli/accompli – « la maison à construire », ou « en ruines », et « la maison construite »).
On ne peut donc jamais, à proprement parler, effectuer une traduction mot à mot, les langues n’étant pas des catalogues superposables les uns aux autres, dont seules les étiquettes changeraient…
Pour un linguiste, une langue est donc un système de communication vocal doublement articulé.
Définition technique, opératoire, qui vise à permettre une analyse descriptive des phénomènes observés, et à faire une distinction avec les systèmes dérivés, tels l’héraldique ou les signaux routiers, ou les modes de communication animale.
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici quelles sont les principales fonctions du langage, rassemblées dans le schéma de Jakobson, chaque fonction se rapportant à l’un des éléments indispensables à tout acte de communication :
Contexte
(fonction référentielle)
Destinateur Message Destinataire
(fonction expressive) (fonction poétique) (fonction conative)
Contact
(fonction phatique)
Code
(fonction métalinguistique)
C’est ainsi que l’on reconnaîtra dans la fonction phatique le fameux « T’es où ? » des utilisateurs de téléphone « portable »[1] la fonction conative, privilégiée par la publicité, se manifestant en particulier par le vocatif et l’impératif, etc.
Saussure note encore que « tout ce qui se rapporte à l’extension géographique des langues et au fractionnement dialectal relève de la linguistique externe… le phénomène géographique est étroitement associé à l’existence de toute langue ; et cependant, en réalité, il ne touche pas à l’organisme intérieur de l’idiome. »
Certes, avant Saussure, et dès le début du xixe siècle, les linguistes avaient observé, par des rapprochements systématiques, l’existence de familles de langues ; mais ce long effort de philologie et de linguistique comparée ne put prendre tout son sens qu’avec la clarification apportée par le structuralisme, par sa mise en évidence du principe de pertinence et les outils qu’il mettait au point – permettant tout simplement de savoir de quoi l’on parle.
On oppose donc une linguistique diachronique à une linguistique synchronique ; mais parler de l’évolution du i à travers les âges n’a aucun sens. Un phonème que l’on désignera par /i/ ne pourra être défini, dans une langue donnée à un moment donné de son évolution, que par sa place à l’intérieur de la totalité constituée par le système vocalique de ladite langue. Ainsi, en arabe, il n’existe que trois phonèmes vocaliques, /a/, /u/ et /i/ ; par conséquent, ledit /i/ aura une grande latitude de réalisation… tant qu’il n’empiétera pas sur la place occupée par les deux autres voyelles. On comprend donc pourquoi l’article arabe se trouve transcrit, tantôt par el, tantôt par al. Les distinctions qui pourront être faites entre telle ou telle variante (à l’intérieur de la nébuleuse de réalisation dudit phonème) seront alors de nature non pas phonologique (car elles n’entraîneront pas de différence de sens), mais stylistique, sociale, régionale…
Une comparaison même succincte avec l’atome de Bohr et la place des électrons fera peut-être mieux comprendre ce bref exposé.
Signalons cependant que le français classique compte… 16 voyelles, de réalisation fixe (contrairement aux diphtongues, fréquentes en anglais), qui ont été retenues comme voyelles cardinales par l’Association phonétique internationale, fondée en 1886 par Paul Passy, et qui se répartissent en quatre degrés d’aperture, selon le schéma suivant, représentant les phonèmes vocaliques de :
« lire » « dur »« ours »
« été » « oeufs » « hôte »
« mer » « oeuf » (schwa ou e muet) « or »
« patte » « pâte »
sans oublier les nasales :
« fin » « brun » « on »
« dent »
Il est important de maintenir ces distinctions, même si l’usage tend à confondre les deux a (« la patte à tarte ») ou é avec è : le français n’est pas le francé, un lé de tissu n’est pas du lait, le lundi n’est pas le lindi, etc.
Un phonéticien expliquera ces tendances par une « baisse de rendement de certaines oppositions phonologiques » ; mais le rôle de l’enseignant est d’éveiller à la richesse de la langue française.
Quoi qu’il en soit, il nous faut aborder maintenant deux phénomènes : celui de l’évolution diachronique (dans le temps), et celui de la différenciation dialectale.
Ayant établi, par une comparaison rigoureuse des systèmes grammaticaux, l’origine et l’évolution des langues, on a pu tracer (principalement lorsqu’on disposait d’une documentation suffisante) des sortes d’ « arbres généalogiques ». Ainsi l’on connaît de grandes familles de langues, dont on peut raisonnablement affirmer qu’elles ont une origine commune : c’est le cas des langues indo-européennes, des langues sémitiques (comme le babylonien, le phénicien, l’arabe, l’hébreu, l’araméen, l’amharique, le maltais…), des langues berbères (tamazight, kabyle,…), des langues finno-ougriennes (comme le hongrois, le finnois, l’estonien, le mordve, le samoyède…), des langues turques ou altaïques (comme le turc, l’azéri, l’ouzbek, le kazakh, le karakalpak, le kirghize, le petchenègue, le gagaouze, le tatar, le ouïghour, le yakoute, le hunnique, le protobulgare, le tchouvache…), des langues bantoues (ah, les fameux « critères de bantouïté » ! – notons que si les parentés linguistiques sont relativement simples au sud de l’Afrique, le continent dans son ensemble compte, selon les points de vue, entre 3000 et 6000 langues… de structure souvent très complexe, telle celle du foulfouldé, langue des Peuls).
Arrêtons-nous un moment sur l’univers indo-européen. Si l’on discute encore sur la localisation du foyer géographique des premiers Indo-Européens, la parenté entre les langues, elle, n’est pas discutable – et nous parlons là des grandes langues classiques que nous connaissons : latin, grec, avestique, sanscrit.
Le domaine indo-européen se subdivise donc entre plusieurs sous-familles : les langues latines, les langues germaniques, les langues slaves, les langues celtiques, à quoi il faut ajouter des idiomes qu’il est plus difficile de raccorder à un sous-ensemble, comme le grec, l’arménien, le hittite, l’albanais, etc.
La place du français est donc celle d’une langue latine, avec un substrat celtique, et des emprunts germaniques – peu importants – mais elle se distingue, de par ses contacts avec le monde germanique, des autres membres de la famille, l’italien étant resté plus proche du latin, l’espagnol et le portugais ayant subi une influence arabe, et le roumain une influence balkanique.
Et le français lui-même, parlé sur un grand pays, à l’échelle de l’Europe (et dans bien d’autres lieux), peut encore se subdiviser entre diverses variantes, soit d’oïl, soit d’oc.
Il faut ici préciser que le terme de dialecte ne désigne pas un concept indépendant, mais qu’on parle toujours de « dialecte DE… ». Ainsi, le picard est un dialecte du français d’oïl.
Cette désignation n’a absolument rien de péjoratif en soi. Elle signifie simplement qu’entre les parlers picards et le français standard, la différence est trop faible, la parenté trop forte, l’intercompréhension trop grande, pour qu’on puisse parler de langues différentes. Il s’agit de deux variantes de la même langue.
Naturellement, dans des pays unifiés tardivement, comme l’Allemagne ou l’Italie, les dialectes sont restés très vivaces, tels le souabe ou le napolitain, ceci n’empêchant pas les locuteurs d’être conscients d’appartenir au domaine de l’allemand ou de l’italien.
Nous voyons ici apparaître une autre notion : celle de la conscience linguistique. Si en effet il est possible, et nécessaire, d’analyser une langue de façon purement descriptive, un examen sociolinguistique qui se veut objectif doit intégrer cette dimension, qui relève de la volonté, et qui est de nature… politique.
Phénomène social, chaque langue, indispensable à tout homme (ζώον πολιτικόν), peut et doit être également envisagée du point de vue normatif. Appartenir à un domaine linguistique, c’est aussi le vouloir.
Il n’est donc pas illégitime, contrairement à une tradition qui remonte, en France, à André Martinet, d’analyser les conséquences sur la langue du « vouloir vivre ensemble » dont parlait Renan, ainsi que la manière dont ce consensus peut être menacé par la désertion de l’« élite » de la communauté linguistique.
Désertion, défaitisme – on pourrait dire pétainisme linguistique – d’ailleurs paradoxaux, car ceux qui prospèrent en affichant un déclinisme qui se conjugue comme un performatif pervers (« self-fulfilling prophecy ») profitent du prestige d’une grande langue de culture, et devraient logiquement être les premiers à la défendre.
Au surplus, il est bien clair qu’on ne saurait se contenter, sous couvert d’objectivité, d’énoncer, par exemple, que le nombre de locuteurs de l’allemand à Paris avait augmenté entre 1939 et 1942, sans remettre le phénomène en perspective…
Car, si les prophètes de malheur, en ce qui concerne le français, se trouvent effectivement sous le pas d’un cheval, ils font preuve par ailleurs d’un fixisme étonnant en hypostasiant des « langues régionales » parfois à peine parlées aujourd’hui, et en tous cas jamais désignées par cette expression… du moins jusqu’à la vague déferlante du politiquement correct et du repentir unilatéral.
Ainsi donc, tout système de communication vocal doublement articulé peut être qualifié de langue, mais si certains ont pu dire qu’une langue est un dialecte appuyé par une armée, il faut cependant tout de suite nuancer cette affirmation.
Tout d’abord, une langue, si elle prétend couvrir l’ensemble des activités humaines, aspire à une certaine permanence dans la durée, donc à une écriture capable de servir de référence.
Naturellement, toute langue évolue, mais le but d’une transcription graphique est bien la conservation des documents et des œuvres littéraires, ouvrant ainsi à chaque locuteur l’accès à une littérature qui peut s’étendre sur plusieurs siècles.
C’est dans cette dynamique, dans cette tension, qu’il faut placer la question de l’orthographe.
Certaines langues, comme, selon Saussure, le grec ancien, aujourd’hui l’italien ou le turc, disposent d’une écriture phonologique (soit une correspondance bijective entre phonèmes et graphèmes), simplifiant son apprentissage. D’autres – et, ce n’est pas un hasard, celles qui sont parlées sur plusieurs continents, et qui ont été ou sont en contact avec des cultures très diverses, comme le français ou l’anglais – manifestent une plus grande distance entre l’oral et sa transcription graphique ; mais ce qui peut être présenté comme une difficulté est aussi une richesse, une aide à l’analyse grammaticale, ainsi qu’à l’étymologie et à une prise de conscience de l’épaisseur temporelle de la langue.
On ne peut éviter ici de signaler l’échec manifeste des pratiques dites « méthodes globales » ou « semi-globales », scientifiquement infondées, mais subsistant de manière plus ou moins honteuse, plus ou moins cachée, dans l’enseignement primaire. Elles n’ont aucune justification, ni neurologique, ni linguistique, et elles rendent plus difficile, aux élèves qui y ont été soumis, la maîtrise de la langue…
L’enfant qui grandit apprend la langue orale avant la lecture et l’écriture (et certaines langues n’ont pas de transcription graphique). Ce faisant, il développe et acquiert une capacité d’analyse qu’il ne s’agit pas de méconnaître à l’école au cours des apprentissages fondamentaux.
Reste, indéniablement, le fait que l’orthographe française, fixée au xixe siècle, comporte un certain nombre de bizarreries et d’incohérences – pourquoi chariot comporte-t-il un seul r et charrette deux ?[2] –, auxquelles il conviendrait de remédier ponctuellement, tout en admettant quelques variantes. Mais une réforme radicale comporterait un risque de créolisation faisant perdre à la langue ses racines.
Le terme de créole n’a d’ailleurs rien de péjoratif, mais désigne un système linguistique mixte issu du contact entre populations d’origines différentes. Un créole manifeste souvent une grande créativité linguistique, et l’échange peut se faire dans les deux sens avec la langue de culture, laquelle doit cependant remplir d’autres fonctions, à l’oral comme à l’écrit.
Certes, une grande langue de culture, comme le français, sert de référence à des populations qui peuvent avoir des parlers variés, que ces différences soient géographiques ou sociales, soient l’apanage d’un terroir, d’un milieu ou d’une profession. C’est précisément pour cela que l’intercommunicabilité exige le maintien d’une référence commune.
L’ensemble des parlers français est issu du latin, avec des variantes, d’oc ou d’oïl. Seuls, parmi les parlers romans, sur le territoire français, le catalan et le corse ont suffisamment divergé pour relever d’un autre domaine linguistique, toujours, cependant, de caractère néo-latin. L’alsacien, lui, comme le francique mosellan parlé dans le nord-est du département de la Moselle et le flamand parlé dans une petite région au sud de Dunkerque, relève du domaine germanique.
Ces derniers parlers sont cependant en interrelation suffisamment forte avec le français, et depuis suffisamment longtemps (Gottfried/Godefroy de Strasbourg, au xiie siècle, connaissait les deux langues) pour qu’il apparaisse, par exemple, pour le moins inopportun de qualifier l’allemand classique de langue régionale de France…
L’alsacien est en réalité un dialecte allemand bien distinct, qui, la région étant devenue française, n’a pas été soumis à la normalisation du Hochdeutsch…
Le breton, ou plutôt les divers dialectes bretons, appartiennent au groupe des langues celtiques, lesquelles sont souvent regroupées avec les langues latines sous le terme d’italo-celtiques.
Seul, en France, le basque échappe entièrement, dans son origine, au domaine indo-européen.
Mais l’unité française est assez ancienne pour que la langue française soit, depuis longtemps, la langue de culture commune, même si des parlers caractérisés subsistent dans telle ou telle région.
Il est d’ailleurs compréhensible que des parlers très proches du français standard, comme le picard, aient eu des difficultés à maintenir une existence écrite séparée, l’attirance de la langue de référence étant trop forte, de la même façon, d’ailleurs, que pour divers dialectes néerlandais, très voisins de l’allemand – même si le picard, par exemple, eut au Moyen-Âge une littérature non négligeable.
Cependant, dans l’ensemble de la France, la nécessité – et le désir – d’intercompréhension comme de promotion sociale ont suscité une demande de scolarisation en français, et il est à l’honneur des fameux hussards noirs de la République, célébrés par Péguy et tant d’autres, d’avoir permis à des populations même défavorisées de maîtriser la langue de référence, et ainsi de participer de plein exercice à la vie publique, tout en ayant accès à une immense littérature.
Cet effort, d’ailleurs, se situe dans la lignée séculaire de celui des rois de France, établissant puis maintenant la paix dans un espace de plus en plus grand, à partir du Bassin parisien, en s’opposant aux féodalismes et aux tyrannies locales. Et la construction des cathédrales fut logiquement suivie par la promulgation de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts, en 1539.
Cette exigence de connaissance du français dans le domaine public n’est toutefois, et n’a jamais été, exclusive de la pratique de tel ou tel parler, souvent qualifié de patois lorsqu’il se limitait à une région rurale.
C’est donc bien dans ce sens que les divers parlers de France peuvent être considérés comme un patrimoine, tout comme les autres caractéristiques des terroirs du pays, sans contradiction avec le rôle primordial que joue le français sur tout le territoire.
Mais c’est bien, a contrario, une volonté de division qui anime ceux qui cherchent à instrumentaliser cette diversité, cette richesse, pour briser l’unité française et transformer le pays en un amas de Länder soumis à une gouvernance technocratique, promotrice d’un déficit démocratique de plus en plus béant…
C’est ainsi que l’on qualifiera de langue régionale tel ou tel ensemble de parlers, quoique historiquement toujours distincts, pour essayer d’en reconstruire artificiellement une unité que l’on opposera à l’unité française, au grand bénéfice de certaines théories völkisch ou de community en vogue outre-Rhin ou dans les pays anglo-saxons. Une telle tentative n’a rien d’innocent : sait-on que l’Atlas scolaire Hatier est le décalque du Diercke Weltatlas, dans lequel n’ont pas été reprises – pour le moment – les pages intitulées « Völker von Europa », opposant les « Franzosen » aux « Bretonen » et aux « Basken »… pour ne rien dire de la façon dont sont présentées l’Alsace et la Lorraine…
Et l’on trouve derrière cela – à quoi correspondent les marottes administrativo-réglementaires des institutions européennes – l’influence du lobbying d’organismes tels que la FUEV (Föderalistische Union Europäischer Volksgruppen), correspondant parfaitement à l’émiettement favorisé par l’Empire…
De même, tout est bon pour abaisser le français à l’échelle mondiale : certains, en Wallonie, prétendent, contre toute évidence historique, qu’existerait une « langue wallonne », langue romane distincte du français ( !), à laquelle on tente de donner un semblant de vraisemblance en bâtissant un « refondu »… Il existe certes des dialectes wallons, dialectes du français, mais la langue de culture en Wallonie – et au-delà… – est bien, depuis le Moyen-Âge, le français de référence…
De même, certains ont pu prétendre que le « québécois », joual monté en graine, était autre chose que du français… Ces tentatives profitent aux mêmes que celles qui cherchent à enfermer les Haïtiens dans le créole – ce qui ne signifie pas que le créole haïtien n’ait pas sa légitimité orale…
Il convient donc, sur ce point essentiel, d’être clair : la linguistique n’est pas, en elle-même, « soixante-huitarde ». Elle ne délégitime aucunement le point de vue normatif, ni le bien-fondé d’un mouvement de normalisation. Elle définit les conditions de l’intercommunicabilité – mais celle-ci résulte bien d’un effort de nature politique.
Autrement dit, par exemple, si la pratique et l’apprentissage d’un parler régional relèvent d’une liberté fondamentale, il est permis d’avoir des doutes quant à certaines tentatives de reconstructions plus ou moins artificielles, et d’établissement de barrières étanches là où existent des contacts séculaires. S’il est légitime de vouloir apprendre et enseigner le breton (ou tel ou tel dialecte du breton), on peut considérer qu’il l’est beaucoup moins de vouloir élever les petits Français en étrangers les uns pour les autres, comme dans les écoles Diwan…
Autrement dit, selon la conception française, il n’y a pas de déterminisme racial ou ethnique. Il n’y a aucunement lieu de marquer les Français au fer rouge – fût-il linguistique – comme appartenant à une race – normande, frisonne ou limousine ! Quelle que soit leur origine, les citoyens français communiquent entre eux dans la langue de la République, ce qui ne les empêche aucunement de ressentir un attachement profond à leur région ; mais il s’agit de passion ou de volonté, non d’enfermement dans une condition.
Et c’est bien cette idée française qui séduit tant de par le monde. Dans quelle autre langue voit-on s’exprimer des écrivains venus de Chine, de Russie, d’Iran, d’Afghanistan, de République tchèque, d’Argentine, d’Irlande… et même des États-Unis, donc bien au-delà de l’espace francophone proprement dit ?
On peut toucher du doigt l’enjeu lorsqu’on lit, par exemple, un ouvrage comme celui de Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres (Éditions Gallimard), qui montre bien les jeux du pouvoir et de la séduction en cette matière cruciale, essentielle, de la langue…
C’est donc bien sous le masque de la séduction – quoique paradoxale à l’heure où l’Empire vacille, où son modèle de société chancelle – que s’avance le rouleau compresseur, même si sa tentative de nivellement universel s’appuie sur des intérêts peu avouables. Mais le plus étonnant, au-delà des phénomènes de corruption, de débauchage et de racolage, est ceci : comment les « élites » d’un grand peuple, héritières d’une des langues de culture les plus prisées, ont-elles pu baisser pavillon au point de rallier sans vergogne la cause d’une « globalization » aussi brutale, au point d’ « en rajouter », tels de peu recommandables devanciers aux époques les plus noires, d’aller au devant de toute reddition exigée, de jeter aux orties tout respect d’elles-mêmes – mais aussi ce qui ne leur appartient pas, et qui est le Bien commun du Peuple ?
Snobisme, lâcheté, panurgisme : faut-il vraiment, pour se montrer « absolument moderne », comme l’exigeait Rimbaud, se dévoiler « absolument capitulard » ? Il y aura là matière à analyse et à commentaires, pour les futurs ethnologues, qui se demanderont pourquoi :
– Tel gouvernement, à peine entré en fonctions, se précipite pour faire ratifier l’invraisemblable Protocole de Londres, éliminant la langue française du domaine des brevets d’invention, pour le plus grand profit des multinationales anglo-saxonnes ;
– Tel ministre, portant beau, signe aveuglément le traité portant création d’une Agence internationale des énergies renouvelables (l’IRENA), dont la seule langue officielle serait l’anglais, bien qu’un tiers de ses membres soient issus de la Francophonie !
– Le ministre de la Culture, péremptoire, affirme que les travaux (bénévoles) des Commissions de Terminologie, visant à créer des termes français correspondant à des réalités scientifiques et techniques nouvelles, témoigneraient d’un « anti-américanisme » auquel il faudrait mettre fin !
– L’administration des Aéroports de Paris reste de marbre lorsque l’évacuation de passagers français, sur un aéroport français, fait huit blessés par suite de l’incapacité de l’équipage d’un avion dont un réacteur a pris feu de communiquer la moindre instruction de sécurité en français.
– Les hôpitaux trouvent normal de mettre en service des appareils de radiologie dont le mode d’emploi n’est pas traduit en français, ce qui provoque des surdoses et la mort de plusieurs patients !
– Le patron des patrons français trouve normal, dans une réunion internationale, de parler anglais (avec quel accent !), alors que tout est prévu pour la traduction simultanée… etc., etc.
Et ce sont curieusement les mêmes qui, par incompétence, contribuent à momifier la langue et à refuser de tirer parti de ses ressources, en la maltraitant et en s’excusant devant l’étranger de ne pas suffisamment ressembler à leurs maîtres…
Un journaliste burkinabé, qui n’avait pas sa langue dans sa poche, parlait de « Franconards ». Kant, lui, disait simplement :
« Si tu te comportes en ver de terre, ne t’étonne pas qu’on t’écrase. »
Il est clair que la Résistance viendra du Peuple, après que la trahison des (si peu) clercs, jetant aux orties leur langue, nous ait, un moment, fait douter de sa résiliente et indomptable vitalité.
Denis GRIESMAR
Août-septembre 2009.